1060.Regarder pour toujours
Et je quitte Paris, encore une fois. Et comme d’habitude
une inquiétude chemine en moi, depuis que j’ai pris mon billet : et si je
ne revoyais pas la capitale ? Je suis arrivé à la gare de Lyon bien en
avance, comme d’habitude là aussi. J’aime m’imprégner de l’ambiance de ces
lieux, j’aime en prendre la température. Nous sommes le 12 août mais l’été
n’est toujours pas là, et pour moi c’est tant mieux. Il y a même eu un orage,
de la pluie forte, du gris, des éclairs. Et la foule poussant des cris :
« Ah la pluie ! » parce que c’est les vacances et qu’il doit
faire beau, ce ne peut pas être autrement. Je sais qu’au bout des rails il y a
cette chaleur, ce ciel bleu, cette belle lumière. Comme d’habitude. Cette gare,
je la connais par cœur : j’y ai pleuré, j’y ai ri, j’y ai eu la gorge
serrée. On m’y a attendu. Et d’autres fois personne n’était au bout du quai. Ce
soir –je prends autant que possible toujours les trains du soir- je me sens
étrangement absent de tout ce qui se passe autour de moi. Une promotion
inattendue me fait profiter d’une place en première classe. Et dans cette
classe il y a des prises de courant ! La classe ! Je peux ainsi
brancher mon ordinateur sans craindre un épuisement programmé de batterie, j’ai
ouvert le traitement de textes ; j’ai choisi la musique au casque pour le
départ : ce sera Keith Jarrett dans des morceaux interminables de
mélancolie et de génie. Moi compris, on est trois passagers. Ce n’est pas la
foule, je m’y attendais. Comme d’habitude. Mais évidemment l’instinct grégaire
de l’humain fait que nous avons trois places qui se suivent au milieu d’un
wagon vide….. Keith finit ses « feuilles mortes » et nous avons passé
toute la banlieue parisienne ; maintenant les champs s’étendent à perte de
vue, le ciel est un enchevêtrement de nuages gris, blancs et de trouées de ciel
bleu. La campagne française me semble triste. Il y a bien longtemps que je n’ai
vu la Provence. Mais elle n’aura pas changé, comme d’habitude. Et du départ de
cette gare il y a d’ailleurs trop d’habitudes. Trop de réflexes qui me
reviennent. J’ai regardé si machinalement le tableau des départs que j’en ai eu
peur. Je me suis retourné souvent pour regarder Paris de l’intérieur de la
gare. Il y a dans cette ville une ambiance qu’il n’y a nulle part ailleurs,
quelque chose qui flotte dans l’air ; je ne saurai le définir. J’ai
regardé des femmes noires. Toujours aussi belles. Toutes avec cette élégance et
cette classe naturelles. Je sais que je les aime pour toujours. On ne peut plus
fumer dans les trains, vaste connerie. Je suis donc allé en griller quelques
unes sur le parvis, devant la gare. Le train roule vite maintenant. Et les
mains de Keith sur son piano qui débutent « Days of Wines and Roses » ajoutent à la mélancolie qui
m’habite, je devrai dire qui me hante ; le soleil apparaît furtivement
derrière de gros nuages blancs illuminant la campagne d’une lumière d’une quasi
fin du monde. Je pense à une femme, à des couleurs, des saveurs et des parfums
que je n’ai pas oubliés. Comme disait Jacques « on oublie rien, on
s’habitue c’est tout ». Et l’envie de la voir, de la toucher devient là
maintenant, de brefs instants, insupportable. Les notes du piano sont
déchirantes. Je dois avoir les yeux rougis, ce n’est pas grave, on est que
trois.
Le contrôleur est marseillais ou en tout cas du sud ;
dans ses manières et sa façon de parler. Comme d’habitude ca me surprend, sans
doute parce que cela me ramène en arrière, dans mon enfance. Les pins, les
cigales, la chaleur étouffante, les volets fermés pour l'empêcher de rentrer, l'odeur de l'ail et du basilic.
Vingt heures : dans deux heures et demi je serai à Aix en Provence. Maxime Le Forestier entonne « Signe de terre », merveilleux texte qui parle d’une peau chocolat, d’une « douce ondulation de peau brune »…. Et plus le train avance plus le ciel est bleu, se diluant dans une lumière qui devient de plus en plus intense, de plus en plus sudiste. Je tiens à écrire ce texte dans le convoi en marche : en direct il aura une force que j’oublierai une fois arrivé, parce qu’il faudra que je fasse bonne figure devant mes parents et pourtant… je sais par avance que revoir les chemins qui poudroient au soleil, sentir la vinaigrette à l’huile d’olive de mon père ; entendre les chants des cigales et voir tout simplement ces gens vivre parce qu’ici ce n’est pas Paris, ils le disent assez et ils ont raison ; cet ensemble va me remplir de tendresses, d’émotions. Mais qu’est ce que tout cela a à voir avec l’Afrique ? Avec ces cultures dont je me sens débordant ? Toutes ces choses que je fais instinctivement comme si je les avais toujours faites ? Qu’est ce que la Provence a donc de commun avec le continent noir ? Je ne sais pas, mais c’est encore plus beau comme ca…. Le soleil se couche, Lyon approche. Je ne suis qu’une émotion, qu’un frisson. La campagne de France est belle, la nature et l’univers m’enchantent. Et je me dis que c’est trop con que ce soit Sarkozy qui soit président. Le soleil est maintenant un souvenir derrière les collines. Je trouve que j’ai perdu du ventre, mais pas assez : je vais me remettre au vélo sérieusement. De toutes façons je veux être en pleine forme pour mon départ en Afrique. Pour goûter totalement le continent, pour supporter la chaleur ; car il n’y a qu’elle que je crains, le reste je sais intuitivement que je m’en accomoderai. Après Paris c’est en Afrique que je prendrai de nouveau un envol, cette fois définitif ; et c’est au milieu d’un violent désir de quelque chose de beau comme on imagine pas que je viendrai me retrouver, que je serai en entier ce que je dois être. « Je me perds si je reste là » dit une chanson que j’aime.
(Texte écrit le 12 août, cinq jours avant l'accident cardiaque de mon père. Photographies personnelles : couchants de soleil dans le ciel de Somme, entre Paris et Amiens)